L'art de vivre [PV Terrence]

- Tu devrais accepter poussin, ça t'amusera et ce peintre sera un excellent moyen de parfaire ton entraînement.

C'était, à peu de choses près, le conseil que Mara lui avait donné quand il était venu la trouver pour lui parler de ce type bizarre qui l'avait abordé en pleine rue. Terrence avait d'abord voulu passer son chemin quand l'homme lui avait servit un laïus sur une femme riche qui voulait un portrait de lui -allons bon, qu'est-ce que c'était que cette histoire ?- puis le voyant insister, il avait prit sur lui, se retenant de lui en coller une pour à la place répondre qu'il allait y réfléchir. C'est vrai que la somme proposée n'était pas anodine et ça ne faisait jamais de mal de gagner un peu plus d'argent, cela dit celui qui exerçait officiellement comme manutentionnaire sur les docks n'était pas emballé par l'idée que quelqu'un posséda un portrait de lui, surtout quelqu'un qu'il ne connaissait pas. Mais bon, si Mara disait que ça irait, alors cela irait... puis au pire il pourrait toujours embarquer le peintre dans une ruelle, lui casser la figure et brûler sa toile. N'y connaissant rien en œuvre d'art en-dehors de quelques photos de peintres célèbres qu'il avait vu dans des bouquins, l'apprenti tueur s'était contenté d'une tenue de tous les jours, un jean surmonté d'un simple t-shirt blanc confortable, idéal en cette fin d'été encore chaude. La ponctualité chez lui n'avait court que lorsqu'il bossait pour Alexander, aussi arriva-t-il avec quelques minutes de retard au lieu de rendez-vous, apercevant le chevalet déjà installé et le type qui l'avait abordé la veille en train de siroter ce qui ressemblait à une boisson chaude.

- 'Suis là.

Lâche-t-il laconiquement, les mains enfoncées dans les poches de son jean et l'air moyennement emballé pour l'instant. Ses yeux sombres scrutent le peintre avec un regard vif, presque acéré, comme s'il cherchait le piège, une certaine méfiance clairement visible sur ses traits.

- J'me suis renseigné, il paraît que vous êtes pas mauvais alors...

Il hausse les épaules, jetant un bref regard alentours avant de se rapprocher d'un pas, sortant les mains de ses poches, baissant de plusieurs tons.

- Faut vraiment que ça soit en pleine rue ?

Dire qu'il n'aimait pas la foule était un euphémisme, mais c'était surtout les gens en général qu'il exécrait ou qui l'ennuyaient profondément. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il ne sortirait jamais et resterait chez lui, mais il n'y avait rien de pire pour prendre de mauvaises habitudes et se faire griller. D'ailleurs à cet instant le jeune homme ne faisait pas vraiment d'effort et, s'en rendant compte, il esquissa un léger sourire gêné, remuant la tête avec l'air d'hésiter plus que d'être emmerdé par tout cela.

- C'est que je suis un peu timide, voyez.

Rebondir sur les apparences, faire croire qu'il s'agissait d'une faiblesse sociale répandue et non d'une profonde antipathie pour ses semblables. Allez Terrence, c'est l'heure de l'entraînement et cette fois ce sera sans filet.


@Leilan Dysmith

"J'aimerais bien savoir qui a donné un tel avis à mon sujet. Pas mauvais, c'est presque une critique."

Leilan plaça le gobelet de carton entre les mains de son invité, le temps de ranger ses affaires. Il n'avait pas beaucoup avancé, mais peu importe. Le reste se ferait à son atelier. Et il avait maintenant un sujet bien plus intéressant à caresser de son pinceau. Quand il eut tout rangé, et passé sur son épaule la sangle de son sac, il revint jeter un regard dans le gobelet.

"Tu pouvais tout boire, tu sais. Oh, on se tutoie, ça me rajeunira ! Tu as quel âge, à propos ?"

Tout en devisant, il reconduisit le "timide" jusqu'à une porte cochère qui s'ouvrait un peu plus loin. Au-delà, une cour intérieure avec chaises de jardin, benne à ordures, abri à vélos et un arbre au milieu, donnait sur plusieurs escaliers extérieurs dont les marches de bois ne semblaient pas très parallèles. Il ouvrit une porte du rez-de-chaussée et lui fit signe d'entrer.

"C'est mon atelier. Fais comme chez toi !"

Le hall était encombré de toiles peintes, une petite lampe à vitraux orangés dispensait sa lueur chaleureuse sur le carrelage de brique, et le salon au-delà avait toutes les apparences d'une vaste pièce à vivre inondée de lumière par plusieurs grandes fenêtres. Apparemment, le propriétaire des lieux n'avait aucune crainte d'être cambriolé. Un grand divan d'angle, de cuir vert sombre dans un coin, pas de toute première jeunesse, tendait ses bras tentateurs dont il était presque impossible de s'échapper, une fois qu'on s'y était laissé happer.

Le coin cuisine à l'américaine formait l'angle opposé de la salle, et les bocaux qui occupaient le bar semblaient plutôt contenir des pigments et autres vernis que des substances propres à la consommation humaine. A côté, un grand rideau fermait une réserve d'accessoires et de bricolages à moitié terminés, et sur la mezzanine de bois clair, on distinguait vaguement une chambre improvisée : lit, chaise hamac, deux grands coffres de marin, une petite table de chevet qui portait une flasque de métal gravé et un gros livre corné...

Leilan laissa son invité s'installer où bon lui semblait ; les sièges de bar étaient les chaises, et le bar lui-même était la table, comme chez tout bon célibataire négligent. Il alla tirer le rideau rouge et commença à fouiller parmi ses accessoires.

"Tu te vois dans quel type de décor ? La cliente a dit que tu pouvais arranger ça comme bon te semblait."

- Une critique peut être bonne aussi.

Commenta-t-il sobrement avant de se retrouver avec un gobelet entre les mains, fronçant les sourcils alors qu'il baissait brièvement les yeux dessus avant de les relever sur le peintre qui rangeait son matériel. Terrence demeura immobile durant tout ce laps de temps, ne touchant pas à la boisson et le lui redonnant avec un air passablement... perplexe. L'homme parlait avec aisance comme s'ils se connaissaient déjà ou peu s'en fallait, le tutoyant, lui demandant de faire de même, affirmant que ça le rajeunirait, lui demandant son âge... oh purée ça allait beaucoup trop vite.

- 24 ans.

Laconique, il emboîta le pas au peintre jusqu'à une porte cochère qu'il jaugea d'un rapide coup d’œil avant de la passer, avisant la petite cour intérieure avec la soudaine et vive impression de se retrouver pris au piège malgré le côté ordinaire de l'endroit. Une porte fut ouverte et Terrence darda un regard méfiant sur celle-ci, passant finalement l'encadrement d'un pas un peu rapide, comme s'il avait craint que quelqu'un ne se trouva de l'autre côté, prêt à frapper... mais non, rien qu'une pièce bardée de toiles diverses avec de grandes fenêtres qui laissaient passer la lumière du jour d'une façon... agréable. Oui, c'était ça le mot, même si le reste de l'endroit était assez original, comme à l'image du peintre en fin de compte. Le jeune homme demeura planté au milieu de la pièce, tournant lentement sur lui-même en scrutant le moindre meuble, le plus petit recoin, détaillant, analysant, enregistrant ce qui pouvait l'être. C'était comme plonger dans les entrailles de quelqu'un et se rendre compte qu'il n'était pas foutu comme les autres, à ceci près qu'au lieu d'y trouver une rate ou une appendicite en moins, ici, c'était du bordel organisé en plus. Le contraste avec son propre logement, si soigneusement ordonné et méticuleusement briqué du sol au plafond, équivalait à un choc culturel pour l'apprenti dont le regard fut happé par le mouvement du rideau en périphérie de sa vision.

"Tu te vois dans quel type de décor ? La cliente a dit que tu pouvais arranger ça comme bon te semblait."

- Heu...

Terrence ne sachant quoi répondre, voilà qui aurait amusé Mara et Alexander, parce qu'à cet instant il avait parfaitement l'air de ce qu'il était censé être : un jeune homme perdu qui ne savait pas dans quoi il venait de s'embarquer.

- J'en sais rien, j'ai pas vraiment réfléchi à ça.

Il avait pris des informations sur Leilan, s'était renseigné auprès de Mara qui avait dit le connaître, s'était assuré qu'il ne risquait rien à se rendre à son atelier même si l'endroit commençait à lui en faire douter... mais il n'avait pas du tout réfléchi à la raison première de sa présence ici, un comble.

- Je te laisse choisir.

Enfonçant ses mains dans les poches de son jean, il jeta un autre regard alentours avant de s'approcher des toiles posées contre l'un des murs, jetant un coup d’œil sur ce qui s'y trouvait, curieux malgré lui de voir le talent de ce peintre. Tu parles d'un entraînement, c'était encore pire que le test que Mara lui avait fait passer.


@Leilan Dysmith

Oooh les critiques. Leilan les connaissait, ceux-là. Des gens qui auraient bien voulu être artistes, et qui tentaient de démontrer leur talent virtuel en prenant de haut ceux qui se jetaient dans l'aventure du talent concret. Des bonnes soeurs qui critiquent les travailleuses du sexe, oui ! Il était lié dans une relation plus que compliquée avec un tel personnage, qui le manipulait tel un pantin, au bout de ses fils persuasifs, depuis l'Afrique du Sud. Souvent, il consultait internet pour s'enquérir si ce charmant garçon n'était pas éventuellement mort. Mais non, visiblement il se portait comme un charme.

Les lèvres pincées, le peintre rapporta dans ses bras une brassée d'objets, qu'il disposa sur le divan de cuir vert, en les étalant tel un brocanteur, pour que son visiteur en ait une bonne vision d'ensemble. Son air légèrement agacé disparut aussitôt, et sembla n'avoir été que la petite grimace d'un type maigrichon qui transporte une lourde charge.

"Alors, moi je te vois très bien en marin. Je ne sais pas... ça aurait quelque chose de romantique, tu vois ?"

Non, il ne voyait pas, clairement. Il était mignon ce jeune homme, on aurait dit que son crâne était résistant aux ondes de sympathie. Leilan partait du principe que, dans l'humanité, tout existait ; donc, ce genre de personne existait aussi, et il était tout à fait possible qu'il en ait rencontré une. Il déplia un grand paravent qui faisait décor : un hublot, quelques clous apparents dans une structure de métal, hop : une cabine. Pour le reste, il inventerait. Puis il remit à son nouveau modèle un gros rouleau de corde, un tabouret, un haut rayé à la Jean-Paul Gautier, un petit chapeau à pompon... toute la panoplie.

"Je te laisse t'amuser avec ça, je vais faire un thé. Tu aimes le thé aux groseilles ?"

Il pouvait faire frisquet dans son atelier et Leilan ne voulait pas que le jeune homme s'enrhume, il avait un côté grand-mère dans ce domaine. On ne s'enrhumait pas chez lui ! Et on reprenait un chocolat ! Il profitait aussi de ce rapide éloignement pour le laisser se changer, au besoin. Le paravent avait aussi cette utilité.

En revenant avec sa théière et deux tasses, il tourna légèrement l'image de fond, en montrant à son modèle comment la lumière se croisait depuis les fenêtres voisines, en une subtile triangulation qui mettrait en valeur les reliefs de son visage. Lui, il ne critiquait pas. Presque jamais, ou alors c'était taquin, et c'était avec quelqu'un dont il possédait ou recherchait la complicité intellectuelle. Mais il adorait enseigner.

Et tant qu'il y était, il lui exposa en quoi le concept du marin était romantique, pour une dame scotchée au rivage. Les grands espaces, la liberté – une aventure extraconjugale, comme elle en imaginait peut-être avec Terrence, c'était la liberté, et en même temps l'inaccessible, parce que sauter le pas lui paraissait sans doute trop difficile. D'où cette commande, en guise de substitut. C'était une ambiance à la fois tentante et mélancolique, la nostalgie d'une aventure qui n'aurait pas lieu. La contemplation d'un horizon. Tout en bavardant, il avait arrangé le décor pour le mettre en scène ; et il lui demanda finalement de rester immobile, tandis qu'il tentait un premier croquis.

Il aurait pu le photographier et l'envoyer reprendre ses activités quotidiennes. Mais il aimait tourner autour de son modèle, pour s'assurer que l'angle sous lequel il le présenterait serait fidèle à tous les autres.

Quand Leilan revint avec les bras chargés de tout un tas d'objets variés, Terrence délaissa son observation des toiles pour scruter le peintre dont la fugace expression grimaçante ne s'attarda pas une fois que le divan réceptionna sa charge. Ne s'occupant pas plus de ce détail, il s'avança tout en écoutant l'idée de l'artiste qui eut le mérite de le prendre une fois de plus au dépourvu.

"Alors, moi je te vois très bien en marin. Je ne sais pas... ça aurait quelque chose de romantique, tu vois ?"

Le jeune homme secoua légèrement la tête à la négative, son regard allant de Leilan aux objets qu'il disposait déjà dans la pièce, cherchant le lien, intrigué et perplexe à la fois. Un paravent imitant le décor d'une cabine, un gros rouleau de corde que l'apprenti tueur réceptionna d'une main, récoltant dans l'autre le t-shirt rayé et le chapeau à pompon... Hey une minute !

"Je te laisse t'amuser avec ça, je vais faire un thé. Tu aimes le thé aux groseilles ?"

Terrence entrouvrit la bouche et demeura ainsi une bonne seconde, se rappelant ce que Mara lui avait dit, ses mains tremblant brièvement avant qu'il n'inspire profondément, discrètement.

- J'en sais rien, j'en ai jamais bu.

Oui, voilà, une réponse construite et structurée, énoncée sur un ton calme. Allez un petit effort, tu peux le faire. Profitant que le peintre lui tourne le dos, le jeune homme posa les objets sur le divan, ôtant son t-shirt qui révéla une peau marquée en de multiples endroits, avec plus ou moins d'ancienneté. Il enfila le haut rayé et tira machinalement dessus, le trouvant un peu raide, avant d'attraper le chapeau qu'il tourna entre ses mains, indécis quant à la façon dont il fallait le mettre. Bah... Haussant les épaules pour lui-même, il le posa sur ses cheveux sans s'en préoccuper plus que cela, attrapant le rouleau de corde qu'il cala sur son épaule avant de s'asseoir, juste à temps pour voir revenir son hôte avec le thé qu'il avait préparé. S'en suivirent des explications sur la lumière qui eurent le mérite d'intéresser passablement l'apprenti tueur, celui-ci clignant des paupières à intervalles réguliers comme le ferait un enfant curieux et attentif.

- J'y avais jamais pensé.

Commenta-t-il certes assez sobrement, mais avec sincérité, songeant que cela devait certainement être la même chose pour les cadavres. Si on le plaçait d'une certaine façon, selon l'éclairage et le décor, est-ce que cela permettait de lui donner un aspect différent ? Il y avait là matière à réflexion et Terrence songea qu'il pourrait faire un essai, la prochaine fois qu'il devrait liquider quelqu'un. Jusqu'à présent il savait ne pas avoir de signature propre, comme Alexander par exemple dont la précision au couteau était si connue qu'on pouvait reconnaître son travail rien qu'en examinant l'une de ses cibles. Oui, ça pourrait être intéressant de chercher son propre style à travers un jeu de lumière.

- Pourquoi elle n'ose pas alors ? Elle n'a qu'à quitter son rivage et rejoindre son amant, et si elle s'en lasse, elle n'aura qu'à aller en trouver un autre.

Le concept de romantisme lui échappait complètement, de quoi faire désespérer tout artiste un tant soit peu sensible, mais il y avait dans cette réflexion la marque d'une existence sans attachement durable similaire, ainsi qu'une envie de simplicité, d'absence de patience aussi, sans doute, mais il faut dire que le jeune homme appartenait aussi à une génération où le mot mélancolie n'avait plus grand sens, hélas. Tout en devisant avec Leilan, ce dernier pu achever de préparer son décor et, à sa demande, l'apprenti tueur cessa de bouger, s'immobilisant dans la posture souhaitée pour lui permettre d'entamer son croquis. Si on aurait pu s'attendre à ce qu'un jeune homme bouillonne d'énergie et peine à demeurer en place, ce ne fut pas le cas de Terrence qui se figea tel une statue de marbre, ses yeux noirs fixant un point précis pour lui permettre de ne pas ciller et son souffle se fit si léger qu'il ne faisait qu'à peine se soulever sa cage thoracique, si discrètement qu'on aurait presque pu croire à un arrêt sur image. Cette capacité de concentration, il l'utilisait en temps normal lorsqu'il devait se servir d'une arme ou bien quand il se dissimulait dans l'ombre tandis qu'il suivait une cible. Son expression concentrée lui donna l'air plus sombre que ce qu'il s'évertuait à montrer en public, mais il n'y prêta pas attention, focalisé qu'il était sur le fait de ne pas bouger.


@Leilan Dysmith

Pauvre garçon, il n'était pas très branché imagination, visiblement. Ou alors, une imagination très pratique. Mieux valait ne rien dire. Sinon, le peintre n'aurait pas pu s'empêcher de lui faire la leçon. Il se contenta de secouer la tête en soupirant à fendre l'âme. Et il but son thé, en se mettant au travail.

Ce jour-là, Leilan fit des croquis. Il repositionna son invité plusieurs fois, lui demanda de s'installer différemment avec ses accessoires, et tenta quelques poses, quelques angles... A la fin, il était assis en tailleur au sol, le carnet de croquis sur ses genoux, pour le voir d'en bas, la lumière renforcée par une lampe qu'il avait ramenée, pour forcer les contrastes jusqu'à lui donner l'air d'une statue dessinée à l'encre de Chine. Il adorait cet effet. Très charismatique. Presque de la vénération.

Il regarda finalement sa montre, et délivra son modèle ; mais avant de le laisser se rhabiller, il lui montra le résultat de son travail. Les dessins préparatoires exploraient toutes les ambiances possibles : glauque et inquiétante, sombre et tragique, cinématique et inspirante, candide et attachante, lumineuse et élégante, sensuelle et tropicale...

Il avait aussi esquissé des paysages autour de la silhouette centrale, qui se trouvait parfois sur des rochers, parfois devant un port, un phare ou un bar, ou encore une jungle donnant sur la plage. Quelques couleurs donnaient une idée de la gamme qu'il emploierait, quelques aplats d'aquarelle qu'il avait placés là comme une prise de notes, pour se rappeler de ce qui lui avait traversé l'esprit.

"Tu aimes ? ça se profile bien ? qu'est-ce que tu en dis ?"

C'était plus fort que lui, il avait du mal à poser une seule question à la fois. Il releva les yeux vers son invité, un peu intimidé de lui exposer tous les films qu'il s'était faits dans sa tête en le regardant. Car c'était ça qu'il avait fait, c'était son métier mais aussi sa disposition personnelle.

"Tu peux me donner ton avis franchement. Moi, je n'ai pas de préférence. Je les aime tous."

Il trouvait Terrence plus à sa place dans l'ambiance inquiétante, à vrai dire ; mais ça n'aurait pas été une bonne idée d'appuyer sur ce point. Ils en parleraient plus tard. S'ils en parlaient un jour.

Terrence se fit aussi docile et patient que possible, prenant cela comme un entraînement à part entière. Immobile durant les phases où Leilan posait le croquis sur la feuille, bougeant à sa demande et le laissant le placer selon les besoins des mises en scène. Crispé lors des premiers contacts, le jeune homme finit par se détendre au fur et à mesure que les heures avançaient, son expression se faisant moins sombre, plus songeuse tandis qu'il mettait ce temps libre à profit pour réfléchir à diverses choses. A des moments son regard déviait du point fixe qu'il s'imposait pour la pose, se portant brièvement sur le peintre qu'il détaillait avec attention : calme, concentré, absorbé même par son art, il avait l'air tout aussi capable que lui de continuer durant des heures sans sourciller. Et toujours lorsque Leilan allait relever les yeux, l'apprenti tueur reportait immédiatement son regard vers le point fixe servant de repère à la pose, l'air de rien. Quand il lui dit que c'était terminé pour aujourd'hui, Terrence en fut soulagé, se levant pour s'étirer longuement alors que l'artiste s'approchait pour lui montrer les différents croquis qu'il avait couché sur papier.

"Tu aimes ? ça se profile bien ? qu'est-ce que tu en dis ?"

Il lui jeta un regard indéchiffrable, puis reporta son attention sur ce qui avait déjà été fait, tournant les pages avec précautions. Si celles qui le représentaient dans des ambiances sombres lui convenaient parfaitement, sa main s'arrêta quand il tomba sur celle où il avait l'air plus doux, plus innocent, ses lèvres s'entrouvrant en une discrète et fugace expression perplexe. Pris au dépourvu, il fronça légèrement les sourcils, passant à la page suivante qui le dépeignait dans une ambiance plus lumineuse et élégante.

- ... C'est moi ça ?

Demanda-t-il en relevant ses yeux noirs sur Leilan, comme s'il avait pu lui jouer un tour, peinant à se voir autrement que comme sur les premiers croquis qui correspondaient davantage à ce que son miroir lui renvoyait d'ordinaire.

"Tu peux me donner ton avis franchement. Moi, je n'ai pas de préférence. Je les aime tous."

Le jeune homme regarda le dernier croquis, puis les repassa tous un par un, une fois, deux fois, trois fois... Il hésita visiblement, posant à l'écart deux d'entre eux, le sensuel et le cinématique, les quatre autres tournant entre ses mains avec une hésitation allant grandissante.

- Ceux-là. Mais je ne sais pas lequel je préfère.

Il les tendit à Leilan, l'air passablement embêté, chose assez rare pour être notée, lui qui en général savait ce qu'il voulait. Il allait avoir des choses à raconter à Mara et, songeant à cela, il tira son téléphone portable de son jean.

- Je peux les prendre en photo ? C'est déjà bien fait et je voudrais montrer ça à quelqu'un.

Demanda le jeune homme dont le regard ne cessait de revenir aux croquis où il n'avait pas l'air de ce qu'il était, à moins qu'au contraire cela ne ressembla beaucoup trop à ce qu'il avait pu être et qui demeurait quelque part enfoui au plus profond de lui. C'était assez perturbant de se voir ainsi, beaucoup plus qu'il ne l'aurait cru en vérité et il était partagé entre l'envie de voir le résultat final et celui de brûler les feuilles, là tout de suite, pour ne plus jamais revoir ce genre d'expression sur son visage.


@Leilan Dysmith

"C'est toi tel que je te vois."

Le résultat était magnifique. Leilan avait du mal à cacher son sourire. Il adorait ce type de travail, où l'inspiration lui tenait la main et il exécutait automatiquement le bon geste. Il n'était absolument pas fatigué. Au contraire, il avait l'impression d'avoir bu l'énergie vitale de Terrence, de l'avoir laissé tout confus et gêné, et de s'être quant à lui renforcé de leur échange. Il montra l'un des dessins, mais au fond il savait qu'il ne choisirait pas.

"J'aime celui-là où tu as l'air mystérieux et lointain... mais je sais ce que je vais faire. Je vais tous les peindre. Ils seront très différents. Les couleurs et les types de peinture seront différents, et à la fin, je laisserai ma cliente choisir celui qu'elle garde."

Elle aurait un favori, clairement, mais il n'allait pas lui révéler tout de suite ce qu'il savait à ce sujet. Il rangea tous les croquis dans sa pochette, en réfléchissant à l'image finale. Il aurait volontiers demandé au modèle dans quel style il imaginait les différents rendus, mais il se doutait qu'il ne ferait que le perturber davantage. La prochaine fois, il lui montrerait des modèles de tableaux célèbres, pour voir si il arrivait à se projeter dans ces univers. Klimt, Turner, Delacroix, Botticelli, Rembrandt... Pourquoi pas Cristofani ?

"Et les autres, on se les partagera, en souvenir."

L'inviter à passer la soirée chez lui autour d'un bon repas aurait peut-être été... too much. Il ne voulait pas effaroucher l'animal alors qu'il commençait à peine à l'apprivoiser ! Il le laissa donc reprendre ses affaires, et rangea les siennes dans la réserve. Mais son petit sourire en disait long sur ses impressions. Il attacha ses cheveux derrière sa tête, et passa un foulard rouge autour de son cou ; à cette heure, il commençait à faire frais.

"Tu es un très bon modèle. Tu gardes la pose avec brio. J'aurais aimé être professeur pour avoir un élève aussi sage. Eh bien, tu sais où me trouver dès que tu auras un créneau pour la prochaine séance."

Il le raccompagna à la sortie de son logement, le regarda remettre ses chaussures et s'adossa à la porte en le regardant sortir. Il faisait déjà sombre. L'apparence du jeune homme dans cette atmosphère bleutée était presque inquiétante. Mais ça lui donnait aussi un côté mystérieux qui était très intrigant. Leilan avait envie de le suivre et d'assister au programme de sa soirée. Pas à son insu, bien sûr. Il ne le ferait que si il y était invité. Mais il pouvait toujours suggérer.

"Tu fais quoi ce soir ?"

"C'est toi tel que je te vois."

Lui tel qu'il le voyait. Terrence avait reporté son attention sur les dessins, les passant chacun leur tour entre ses mains, songeur et perplexe à la fois.

"J'aime celui-là où tu as l'air mystérieux et lointain... mais je sais ce que je vais faire. Je vais tous les peindre. Ils seront très différents. Les couleurs et les types de peinture seront différents, et à la fin, je laisserai ma cliente choisir celui qu'elle garde."

Puisque Leilan ne semblait pas s'opposer à sa demande, le jeune homme prit une rapide photo de chacun des croquis, laissant ensuite le peintre les ranger dans une pochette sans doute prévue à cet effet. Il se demandait ce qu'ils allaient donner une fois peints avec différentes couleurs, se forçant un peu pour le coup à penser à la rétribution pour son image qu'au fait qu'une inconnue allait posséder un portrait de lui qu'elle exposerait chez elle en s'imaginant toutes sortes de choses... étranges.

"Et les autres, on se les partagera, en souvenir."

- D'accord.

Il en récupèrerait donc quelques-uns, voilà qui n'allait pas manquer d'attirer l'attention de Mara et l'apprenti tueur se demanda s'il lui en laisserait un si jamais elle le lui demandait. Hmm pas sûr, ça dépendrait duquel. Terrence entreprit de récupérer ses affaires et de se changer rapidement, renfilant son t-shirt habituel avec la force de l'habitude, passant une main dans ses cheveux courts qu'il coiffa vers l'arrière avant de jeter un regard à l'artiste qui semblait d'excellente humeur.

"Tu es un très bon modèle. Tu gardes la pose avec brio. J'aurais aimé être professeur pour avoir un élève aussi sage. Eh bien, tu sais où me trouver dès que tu auras un créneau pour la prochaine séance."

Une ombre de sourire passa fugacement sur les lèvres du jeune homme au compliment, il était assez fier en vérité d'être capable de demeurer aussi longtemps immobile, peu d'apprentis pouvaient s'en targuer et, même si c'était pour jouer les modèles, cela faisait toujours plaisir de voir ses capacités reconnues à leur juste valeur. Tiens, avec les cheveux attachés comme ça, il avait un faux air de Ivo, en plus pâle et en plus roux... il faudrait qu'il en parle à son ami aussi de cette histoire de modèle.

- Je travaille en semaine, mais je peux revenir samedi.

Proposa-t-il d'une voix égale tout en réfléchissant à son planning officieux et aux tâches qui lui incombaient. Il n'y avait pas de contrat en cours actuellement alors autant en profiter et, comme il n'était pas du genre à sortir faire la bringue comme certains jeunes gens de son âge, il pouvait être frais et dispo dès le samedi matin si nécessaire. Suivant le mouvement de Leilan, il sortit du logement servant d'atelier, remuant un peu les épaules en sentant la fraîcheur de l'air extérieur après avoir été trop longtemps immobile. Son regard noir balaya la petite cour intérieure, ses yeux se plissant alors qu'il scrutait les premières ombres du soir, cherchant à y voir une éventuelle menace qui n'y était pas : la force de l'habitude.

"Tu fais quoi ce soir ?"

Tournant la tête vers le peintre qui l'arrachait à sa surveillance, il cligna des paupières avant de hausser légèrement les épaules, enfonçant les mains dans les poches de son jean.

- Rien de spécial.

Quoi, est-ce que c'était une invitation ou quelque chose du genre ? Mara ne l'avait pas prévenu au sujet d'un éventuel rapprochement, pourtant elle devait se douter que l'apprenti tueur ne voyait jamais arriver ce genre de plan, pas sans y avoir été préparé au préalable en tout cas. Une réponse normale et usuelle, vite, une réponse normale...

- Je vais peut-être aller boire un verre.

Le regard de Terrence se porta sur la tenue de Leilan, le détaillant des pieds à la tête, s'attardant sur son visage aux traits fins et aux cheveux longs attachés. Il était mieux ainsi, il faisait moins dégingandé, même s'il ne cessait de sourire comme s'il avait quelque chose de drôle à l'esprit. A quoi pouvait-il bien penser ?

- Tu veux venir ? Je voudrais te demander des conseils pour la lumière.

Comme si l'artiste avait évoqué cet élément il y avait moins d'une minute, alors que plusieurs heures s'étaient écoulées entretemps, mais quand le jeune homme avait une idée en tête, il ne l'avait pas ailleurs et cela avait tendance à tourner longuement dans son esprit, jusqu'à-ce qu'il l'ai totalement examiné, exploité et finalement usité. Sans attendre pour autant la réponse de Leilan, Terrence se détourna pour sortir de l'endroit, débouchant sur la rue d'un pas tranquille. Un regard alentours, alerte, méfiant, puis il jeta un coup d’œil vers le peintre, lui faisant un signe de tête avant de commencer à s'éloigner en direction d'une rue qu'il connaissait bien. Libre à lui de le suivre.


@Leilan Dysmith

Sortir, là tout de suite ? Ça ne se refusait pas. C'était même une ouverture inespérée. Mais Leilan avait coutume de s'apprêter, avant de sortir. Il comprit bien qu'il n'en avait pas le temps, et avec une moue, pestant intérieurement contre la jeunesse négligente, il s'empara d'un blouson d'aviateur. Ça irait bien avec son foulard rouge, son pantalon noir et ses cheveux attachés ; et hop, il était méconnaissable. Son attitude aussi avait changé. Moins artiste, plus artisan. Il rangea ses mains dans ses poches en rejoignant Terrence et lui décocha un franc sourire.

"Un verre, pourquoi pas. Je t'invite, je suis l'aîné."

Mais il se laisserait guider jusqu'au débit de boisson préféré de son nouvel ami ; ça lui était égal. Il était chez lui partout. En tout cas, il était un fervent partisan de la logique qui veut qu'en y croyant, ça devient réel. Tôt ou tard, il suffisait d'être patient.

Il allait en découvrir plus sur cet intéressant jeune homme, tout portait à croire que hors de l'atelier et quelques verres derrière la cravate, sa langue allait se délier. D'ailleurs, c'était déjà encourageant de constater qu'il se passionnait pour certains aspects de son art ! Il était rare qu'une séance de croquis se termine ainsi. Leilan se sentait une âme d'éducateur. Il était parfaitement apte à donner un cours sur le sujet. En fait, il parlait un peu tout seul, mais il lui avait semblé au cours de leur échange que cette attitude ne dérangeait pas du tout le jeune Irlandais, au contraire ; ça lui permettait de se retrancher dans les ombres de sa pensée.

"Alors, concernant les lumières. J'ai bien vu que ça t'étonnait, tout ce qu'on peut faire avec ça. C'est un art en soi. Il y a des éclairagistes publics qui créent des ambiances différentes sur les monuments des villes selon les fêtes en cours. Ah, je n'ai pas ce niveau, ni le matériel, mais sur un sujet à taille humaine... je me débrouille !"

Les passants se retournaient un peu sur sa tirade, mais ça n'avait jamais été un problème pour lui ; au contraire. Il n'était jamais plus à l'aise que lorsqu'il se donnait en spectacle, sous un costume qui lui créait une toute nouvelle personnalité, jetable par la suite, et donc invulnérable ; et que la foule s'amassait pour observer le phénomène. Ce soir, ça restait assez calme. Il n'avait pris aucune forme extravagante. Il était seulement un passionné qui parlait de ce qu'il aimait, et qui peignait à un voyager intéressé les vastes contrées qu'ils pourraient explorer ensemble.

"Je peux t'éclairer comme un vampire de Murnau, comme un prince de conte de fées, comme un flic de film noir, comme un clair-obscur de la Renaissance... tous les styles ! Tu me dis l'effet que tu préfères, et on fait ça. Je peux te montrer quelle lampe acheter, et comment la placer, et tu auras cet effet dans ta chambre tous les jours. Oh, et puis il y a les lanternes magiques. Ça, pour la photo, c'est du grand art. Saisir pile l'instant parfait... comme si tu tirais un oiseau en plein vol."

Pirouettant sur ses talons au tournant d'une rue, il pointa le doigt vers une grand-mère imaginaire qui se serait mise au balcon pour critiquer ses dires. Il l'entendait presque. Une lanterne magique ? Dans la chambre d'un homme adulte ? Mais c'était bon pour ses petits-enfants, ça ! Honte sur elle. Et la personne qui construisait ces petits miracles, c'était un enfant peut-être ? Leilan était sévère, envers ce genre d'interruptions. Même si elles n'existaient pas. Il savait parfaitement que l'objection était partagée par quelques personnes bien réelles, un peu partout dans le monde, et il prenait position dans le camp adverse, à voix haute.

"Pour enfants ? Jamais, madame ! Rien n'est jamais 'pour enfants'. On ne perd pas sa carte du club en passant le cap des 18 ans. On garde accès à tout, pour toujours."

"Un verre, pourquoi pas. Je t'invite, je suis l'aîné."

Terrence lui jeta un regard indéchiffrable, puis haussa finalement les épaules, ne semblant guère dérangé par le fait qu'on l'invite même si la justification par l'âge lui échappait complètement. Quand Leilan le rejoignit, il avisa simplement la veste d'aviateur que ce dernier avait pris, hochant la tête d'un air approbateur, lui-même possédant plusieurs vestes et blousons approchant. Confortables et chauds, ce genre de vêtements permettaient de dissimuler aisément une arme et avait l'avantage de flooter les limites du corps, idéal quand on essayait de vous poignarder ou de vous tirer dessus. Ouvrant la marche, le jeune homme écouta le peintre reprendre le fil de leur conversation concernant la lumière, ne cherchant nullement à l'interrompre et, malgré son air détaché, se faisait des plus attentifs.

"Alors, concernant les lumières. J'ai bien vu que ça t'étonnait, tout ce qu'on peut faire avec ça. C'est un art en soi. Il y a des éclairagistes publics qui créent des ambiances différentes sur les monuments des villes selon les fêtes en cours. Ah, je n'ai pas ce niveau, ni le matériel, mais sur un sujet à taille humaine... je me débrouille !"

L'apprenti tueur haussa un sourcil, songeant que de tels propos sortis de leur contexte pouvaient prêter à confusion et, voyant les réactions des gens autours, esquissa un discret sourire amusé au coin de ses lèvres, le premier de la journée. Même lui il savait qu'il fallait prendre garde à ce qu'on disait en public, c'est d'ailleurs la raison première de son quasi mutisme la plupart du temps, ou du fait qu'il ne donnait que rarement son avis sur les choses : peu de monde appréciait qu'on évoque le rendu d'un coup de couteau sur une carotide ou bien le degré de perforation d'un calibre 9mm selon l'épaisseur des vêtements portés par la cible. L'artiste pour sa part semblait n'accorder aucun crédit aux éventuels murmures que son comportement suscitait, agissant comme si la rue lui appartenait, comme si nul ne pouvait l'atteindre... en un sens, il était plaisant de le voir faire, surtout pour qui ne cessait de se contenir en permanence.

"Je peux t'éclairer comme un vampire de Murnau, comme un prince de conte de fées, comme un flic de film noir, comme un clair-obscur de la Renaissance... tous les styles ! Tu me dis l'effet que tu préfères, et on fait ça. Je peux te montrer quelle lampe acheter, et comment la placer, et tu auras cet effet dans ta chambre tous les jours. Oh, et puis il y a les lanternes magiques. Ça, pour la photo, c'est du grand art. Saisir pile l'instant parfait... comme si tu tirais un oiseau en plein vol."

Terrence ignorait ce qu'était un vampire de Murnau et, s'il avait jamais vu un clair-obscur de la Renaissance, il ne saurait en identifier un ni s'en rappeler précisément, cela dit cela ne l'empêcha pas de commencer à sourire légèrement en écoutant Leilan déblatérer avec passion, fronçant légèrement les sourcils à la mention des lanternes magiques, se demandant bien ce que c'était et comment cela fonctionnait. La comparaison avec le tir d'un oiseau en plein vol, notamment, lui donna une idée fugace du rendu que cela pouvait faire et titillait grandement sa curiosité. La suite laissa le jeune homme intrigué et amusé malgré lui, et cette fois son sourire s'installa définitivement au coin de ses lèvres, éclairant un peu son expression d'ordinaire si sombre. Rares étaient ceux qui parvenaient à ce résultat et la plupart appartenaient au groupe d'Alexander.

"Pour enfants ? Jamais, madame ! Rien n'est jamais 'pour enfants'. On ne perd pas sa carte du club en passant le cap des 18 ans. On garde accès à tout, pour toujours."

- T'es complètement timbré.

Affirma Terrence d'une façon qui sonna plus comme un compliment amusé que comme une remarque blessante, cessant cependant de sourire alors qu'il désignait du menton l'enseigne d'un bar à portée de vue.

- Le Roadhouse est là.

Fit-il comme s'il avait prévu depuis le début de s'y rendre, comme s'il en avait informé au préalable le peintre alors que ce n'était pas le cas.

- Je te déconseille de faire le mariol là-bas, sinon j'en connais une qui va m'en vouloir si tu t'fais amocher.

Et une Mara en colère était pire qu'une armée lancée à vos trousses. Bien, bien pire.


@Leilan Dysmith

C'était difficile à dire avec quelqu'un d'impassible et feutré comme Terrence, mais Leilan avait l'impression d'être apprécié. Les sourires étaient de plus en plus fréquents, et ça allait très bien à son modèle d'un jour. Il ne regrettait pas du tout cette approche quelque peu mystérieuse qu'il avait choisie. S'il s'était montré plus cash, il aurait pris un coup au visage, il en était certain. Et son visage lui était précieux.

Quant à leur destination, il n'était pas mécontent de ne pas s'être habillé en marquise par hasard, au moment de sortir ; il s'en sortirait sans doute mieux avec la tenue un peu basique et discrète pour laquelle il avait opté. A part les ongles rouges, que personne ne remarquerait s'il était prudent, tout s'alignait assez bien avec l'ambiance locale. Et puis il n'était pas seul. Ça faisait toute la différence, face à une faune d'habitués.

"Tu n'as qu'à me défendre. Hé, minute ? Une ? Qui ?"

Sa curiosité aussitôt animée, il se mit à passer en revue tous les jolis minois féminins qu'il fréquentait, et qui pourraient avoir touché un mot à son sujet. Un nom lui sauta au visage, et il perdit aussitôt son assurance. Il savait parfaitement qu'il avait mis la main dans un panier de crabes ; il n'approchait pas Terrence pour se faire un gentil copain attentionné et inoffensif, les anges n'avaient jamais été sa faction ; mais si Mara se mêlait à l'histoire, il se sentait légèrement en danger. Certes, on ne lui casserait pas la gueule sans doute, mais il était possible que Terrence en sache maintenant beaucoup trop sur lui, des choses qu'il n'avait pas forcément l'intention de lui partager.

Marchant à l'envers, il se plaça devant le jeune homme avant qu'ils arrivent au bar, posa les mains sur ses épaules et l'arrêta, soudain devenu sérieux. Presque suppliant. La tension qui s'emparait de ses traits tout à coup n'avait pas été présente durant tout leur échange, et on aurait presque pu croire qu'une personne comme Leilan était immunisée aux morsures du stress ; eh bien, il dévoilait en ce moment qu'il était tout à fait humain, dans ce domaine en tout cas.

"Je ne veux pas tous tes secrets, j'ai juste besoin de savoir une chose. Dis-moi qu'elle ne s'appelle pas Mara."

Pour autant que cette vampiresse lui ait dévoilé son véritable prénom, évidemment. Ah ! Il aurait dû s'en douter. Tout s'enchaînait trop parfaitement. Il était pris dans la toile d'une autre. Aller au Roadhouse, se tenir tranquille et boire un verre en bonne compagnie, en discutant de choses étranges et possiblement ambiguës, c'était tout à fait sa version d'une bonne soirée. Mais si l'ombre de Mara planait à l'horizon de ses divertissements, si elle recevait des rapports sur sa conduite, ou sur ce qui avait paru éveiller son intérêt... il n'était pas complètement en sécurité.

Est-ce que ce serait suffisant pour lui faire renoncer à cette soirée ? Ou à son projet de tableau ? Oui et non. Le tableau, il y tenait trop, et au moins à son domicile, il avait l'impression de maîtriser un peu ce qui se passait. Et puis du calme ! sa copine s'appelait peut-être Gertrude, ou Hortense, et elle était simplement fan de peinture, auquel cas tout allait bien.

"Tu n'as qu'à me défendre. Hé, minute ? Une ? Qui ?"

Terrence avait jusqu'à présent une image assez classique de Leilan, tout du moins l'idée qu'il se faisait de quelque chose de classique, le voyant comme un homme excentrique, passionné, probablement frivole et prompt à se laisser porter au gré du vent et de son inspiration. Mais lorsqu'il se retourna pour marcher à reculons face au jeune homme, tendant les bras pour poser ses mains sur ses épaules et ainsi le faire se figer immédiatement, le concerné su que le peintre était autre chose que cette apparence qu'il se donnait. Ironiquement, ce n'était pas Mara qui avait vendu la mèche, mais l'artiste à cet instant précis de part son comportement. Un comble.

"Je ne veux pas tous tes secrets, j'ai juste besoin de savoir une chose. Dis-moi qu'elle ne s'appelle pas Mara."

Le regard de l'apprenti tueur se fit soudain perçant alors qu'il scrutait cette fois Leilan avec une attention nouvelle. Si jusqu'à présent il avait paru juste décalé et inadapté au contact humain, peu familier de ce dernier, cette fois ce fut un éclat inquiétant qui dansa dans son regard alors qu'il le détaillait des pieds à la tête, son expression s'assombrissant comme un nuage noir occultant le soleil.

- Alors tu la connais.

Les avant-bras de Terrence plongèrent soudain vers ceux du peintre, les écartant dans un mouvement fluide trahissant une habitude et des réflexes certains. Le jeune homme se décala d'un pas sur le côté sans pour autant cesser de fixer le peintre, se mettant à lentement tourner autour de lui, voyant son stress, percevant sa peur, son changement d'attitude, de posture, la modulation de sa voix... Nombreux étaient ceux qui craignaient Mara, mais pour l'apprenti tueur c'était là une chose normale pour ces gens qui n'étaient pas comme eux, capables de tuer froidement sans aucun remord. Encore cette histoire d'émotion, évidemment.

- Je lui ai demandé des informations pour savoir si tu étais dangereux. Elle a dit que je pouvais accepter d'être ton modèle et que je ne risquais rien à m'exposer à ton regard.

Le ton était froid et détaché, presque monocorde, le véritable ton de Terrence quand il énonçait des faits sans importance, tout du moins à ses yeux. Il finit de faire le tour de Leilan, revenant se placer devant lui en penchant légèrement la tête sur la droite, ses yeux noirs l'observant avec une grande intensité, un sourire inquiétant apparaissant finalement au coin de ses lèvres.

- De quoi as-tu peur ? T'as prévu de me piéger et ça t'inquiète de savoir que je la connais ?


@Leilan Dysmith

Difficile de nier. "Elle me connaît, surtout."

C'était vrai ; Leilan n'avait ni la présence d'esprit ni l'acharnement à long terme pour faire un espion, et il ne s'était pas immiscé dans les petits papiers de la blondinette aux intentions troubles, pas plus que dans ceux de quiconque ; il ne réalisait de dossiers sur les gens que lorsqu'ils devenaient directement ses adversaires, et c'était un pas qu'elle s'était bien gardée de sauter ; et puis, il détestait faire ça. Peut-être parce qu'il préférait garder une certaine poésie dans sa vision du monde, tout simplement, et l'affichage de toutes les petites complexités, tous les petits secrets honteux d'une personne venait déranger son petit théâtre d'ombres.

En tout cas, il constatait plusieurs détails. Terrence n'était pas né de la dernière pluie, notamment en ce qui concernait le combat singulier. - Il aurait été agréable de l'affronter à l'escrime, celui-là, mais pour le moment ce souhait resterait lettre morte. - Il semblait se méfier lui aussi de Mara, ce qui était surtout la marque d'un esprit sain ; un esprit sain dans un corps sain, donc. Ou alors... Il y avait autre chose, et Leilan n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Autre chose qui pouvait se transformer en danger.

L'attitude de Leilan passa d'un coup du bon chien fidèle au renard prêt à s'échapper. Son regard fila scanner le décor de la rue et revint se poser sur son interlocuteur ; ses épaules s'étaient légèrement tendues et on pouvait presque apercevoir les sandales ailées d'Hermès se déployer à ses chevilles. Ils allaient danser. Mais pas de la manière qu'il avait espérée. Perdu pour perdu, autant s'exprimer avec franchise.

"J'ai peur qu'elle dissémine mes secrets. Elle ne les a pas obtenus honnêtement. Des secrets que, de mon plein gré, je ne raconte pas."

La tension entre les deux hommes devenait électrique, à chaque seconde passée sans initier les hostilités. Les doigts du peintre jouaient dans le vide, un air de piano diffus, juste un mouvement pour s'échauffer et faire circuler le sang chargé d'adrénaline dans ses veines. Oh, il pourrait s'enfuir. Un paysage urbain n'était pas plus complexe à cet égard qu'une épaisse forêt. Plus pratique même, en jouant de l'élément humain qui pile sur ses freins en pleine rue, ferme les volets de sa boutique et appelle les flics ; le chaos était vite semé. Sa liberté physique ne serait pas entravée ce soir.

C'était pour une autre liberté qu'il s'inquiétait. Ils avaient parlé de lui entre eux. Que s'étaient-ils dit exactement ? Sûrement pas juste ces quelques mots. Elle avait plaisanté. Elle avait ri, de son joli rire auquel lui-même ne résistait pas. Et pendant toute cette après-midi, il avait dessiné un modèle impassible qui avait à son sujet des informations qu'il n'avait jamais souhaité lui donner. C'était à en grincer des dents.

"La seule qui piège les gens dans cette histoire, c'est elle. Et le seul qui court des risques, c'est moi."

Pas d'esquive, aucun pas en arrière, tant que Terrence n'aurait pas attaqué, que ce soit verbalement ou aux poings. Il ne fallait pas que les passants ou les gens du bar s'aperçoivent qu'ils étaient au bord du conflit ; ils s'en seraient mêlés et auraient gêné leurs actions. Il fallait être maître du chaos, non pas en devenir la proie.

"Tu n'as pas réellement envie de boire un verre avec moi, n'est-ce pas ?"

C'était dommage, très dommage même, mais il fallait parfois prendre la réalité en compte, que ce soit confortable ou non. Ce soir était l'un de ces soirs.

Elle le connaissait, c'était donc cela, mais d'un autre côté, qui Mara ne connaissait-elle pas ? Hackeuse talentueuse, maîtresse dans l'art de la manipulation et des faux-semblants, tueuse implacable quand les circonstances l'exigeaient et ce sans aucun état d'âme, la blonde était l'une des personnes qu'il valait mieux ne jamais se mettre à dos au risque de perdre bien plus que sa seule vie.

"J'ai peur qu'elle dissémine mes secrets. Elle ne les a pas obtenus honnêtement. Des secrets que, de mon plein gré, je ne raconte pas."

Prévisible, évident... presque ordinaire en fin de compte. Terrence tournait autour de Leilan en l'écoutant parler, notant chaque mouvement, chaque frémissement, tel un loup rôdant autour d'une proie en humant l'air, percevant sa peur, la tension de ses muscles qui permettrait au renard de s'enfuir à la moindre occasion, à la plus petite ouverture qu'il lui laissait. Revenant face à lui, le jeune homme l'observa d'un air inquiétant, osant finalement poser une question directe qui ne souffrait plus d'aucun masque, si ce n'est celui d'une certaine politesse.

"La seule qui piège les gens dans cette histoire, c'est elle. Et le seul qui court des risques, c'est moi."

Vraiment ? Lui ? Était-il aveugle à ce point ou bien craignait-il tant les représailles que Mara pourrait lui faire si jamais elle découvrait qu'il avait tenter de s'en prendre à son poussin ? Non, l'artiste réalisait surtout que son modèle était bien plus dangereux que prévu et qu'il avait prit un risque en le choisissant ainsi au hasard sans assurer ses arrières.

"Tu n'as pas réellement envie de boire un verre avec moi, n'est-ce pas ?"

- L'envie n'est qu'une pulsion qui doit être maîtrisée.

Lâcha l'apprenti tueur qui observa le peintre encore une bonne seconde, plissant les yeux avant de tendre lentement la main, venant ajuster une mèche rousse qui menaçait de s'échapper du lot solidement attaché, ôtant sa main qui retourna dans la poche de sa veste, son sourire se faisant moins inquiétant, finalement.

- Mara ne m'a rien dit à ton sujet. La connaissant je pense qu'elle voulait me laisser me faire mon propre avis.

Ses yeux le détaillèrent une fois de plus des pieds à la tête, revenant se river à son regard alors que le sien brillait d'une lueur à la fois inquiétante et intense, perçante

- Tu es intéressant, c'est pour ça que je t'ai proposé de boire un verre. Mais si tu n'en a plus envie, on peut s'en tenir là pour aujourd'hui et ne se voir que pour les portraits.

Cela ne le dérangeait pas, il ne connaissait pas assez Lailan et il n'était pas proche de lui, rien ne les obligeaient à boire un verre ensemble et à faire comme les autres gens ordinaires qui se forçaient sans cesse pour tout un tas de choses. Terrence haussa finalement les épaules, reprenant une attitude plus "normale", l'ombre disparaissant de ses traits et de son attitude, demeurant tapie au fond de ses yeux noirs, cachée derrière l'éclat brillant de son regard. Il laissait le peintre décider, tout simplement.


@Leilan Dysmith

Si on le cherchait sur la philosophie, l'artiste avait la sienne ; il ne s'était pas refusé grand-chose au cours de son existence, tout d'abord en trichant pour l'avoir, et ensuite en profitant de sa petite fortune mal acquise. Il inventait facilement, il se dégageait aussi aisément des engagements qui le contraignaient, et tout allait bien, jusqu'à ce que... Bon, honnêtement, ce soir, ça tournait mal. Il s'était laissé bercer par son propre conte. Il se permit tout de même une répartie désabusée :

"La vie n'est qu'une pulsion qui pourrait être maîtrisée... Mais vivre, c'est bien aussi."

Au fond, il ne se sentait pas en position de donner des leçons à quelqu'un, qu'elles soient graves ou impertinentes. Il s'était laissé séduire. Le mystère d'un jeune homme croisé dans la rue et abordé sur un prétexte digne d'un roman... le jeu qu'ils avaient mis en place, le plaisir de la création, la docilité apparente du modèle, ces heures passées ensemble, dans la chaleur de son domicile... et techniquement ils étaient sortis ensemble, du moins ils avaient décidé de partager une sortie. Ah, il était vraiment trop bête.

C'était la faute de ce sourire. Comme il le détestait, maintenant, pour ce sourire qui fixait son attention comme une flamme fixe celle d'un papillon. Qu'est-ce qui avait de la valeur maintenant, si tout pouvait être répété à cette chroniqueuse avide, et être recyclé en informations gênantes pour le contrôler ? La boule dans sa gorge était la marque du collier qui l'emprisonnait. Il avala sa salive, tentant de faire passer la sensation, de garder un calme olympien, mais ses yeux brillaient déjà des pluies de la défaite.

"Une autre fois, peut-être. Ce soir, j'ai besoin de réfléchir. Je me sens bête et je n'aime pas ça."

Leilan commit alors une petite erreur ; ses paupières battirent et une des larmes qu'il retenait lui échappa. Les autres suivirent. Il porta ses mains à son visage un instant, mais il ne pouvait pas se permettre d'occulter sa vision dans une situation pareille. Il se contenta d'essuyer rapidement ses yeux et releva la tête comme si de rien n'était. Peine perdue. Sa voix était devenue un peu étrange. Et il avait maintenant cette impression insupportable qu'on l'observait sous son masque. Non, vraiment il ne pouvait plus se sentir en sécurité.

"Désolé. Trop-plein d'émotions. Tu vois, il vaut mieux que je rentre, je me rends ridicule."

Meilleure première impression à donner pour qu'on revienne à son atelier, certes. Non, tout était gâché. Après tout, rien n'aurait pu exister, alors... autant que l'illusion soit brisée le plus tôt possible. Sans doute qu'il aurait dû être reconnaissant de cette prise de conscience. Mais c'était encore tôt pour tirer de sa déception quelque chose de positif. Il lança quand même en se détournant :

"Repasse me voir quand tu voudras."

Non, c'était très bien, songea-t-il en arpentant la rue à grand pas, reprenant la direction de son logement. De toute façon il n'aurait rien pu en sortir de bon, même sans Mara dans l'équation, c'est lui qui aurait été la mauvaise personne dans l'histoire, et il avait déjà eu tort d'approcher ce joli garçon comme si c'était un objet sur une étagère, qu'il voulait ajouter à ses collections, saisi d'une compulsion de cleptomane. On ne traite pas les gens ainsi. On réfléchit aux conséquences. Elles auraient été désastreuses. Il fallait être sérieux, il commençait à en avoir l'âge, après tout.

"La vie n'est qu'une pulsion qui pourrait être maîtrisée... Mais vivre, c'est bien aussi."

Vivre... que voilà un concept propre à chacun et que Terrence ne saisissait jamais de la même façon qu'autrui. Pour lui, vivre se résumait à des données mesurables, à des battements de cœur et à un souffle dans les poumons, à l'activité du cerveau et à la capacité de se mouvoir, fut-ce un minimum. Il y avait de nombreux degrés de vie, d'existence, mais celle, hautement floue, dont les gens parlaient tout le temps comme "la vie vaut la peine d'être vécue" ou "il faut vivre chaque instant comme si c'était le dernier" étaient des concepts personnels propres à chacun qui lui échappaient, sans doute parce que, justement, chacun en avait une vision différente. Quelle drôle de société.

"Une autre fois, peut-être. Ce soir, j'ai besoin de réfléchir. Je me sens bête et je n'aime pas ça."

Le jeune homme hocha la tête, comprenant qu'on puisse ne pas aimer se sentir bête, lui-même détestant cette sensation, bien qu'en l'occurrence il lui sembla que Leilan ne parlait pas seulement de ça, que c'était quelque chose de plus complexe dont il était question. Il en eut la confirmation en voyant des larmes s'échapper des yeux du peintre, celui-ci les essuyant machinalement sous le regard intrigué de son modèle.

"Désolé. Trop-plein d'émotions. Tu vois, il vaut mieux que je rentre, je me rends ridicule."

- J'vois pas pourquoi.

Affirma l'apprenti tueur en penchant légèrement la tête de côté, non pas pour le fixer d'un air menaçant, mais plutôt comme s'il cherchait à saisir davantage que ce que ses yeux noirs lui faisaient voir.

- C'est pas ridicule de pleurer, c'est comme ça c'est tout.

Simple, basique, d'une évidence telle que Terrence ne voyait rien à préciser de plus. L'artiste se détourna alors dans le but de s'éloigner, sous le regard étonné de son vis-à-vis qui songea que celui-ci essayait de fuir.

"Repasse me voir quand tu voudras."

Ah non, peut-être pas.

- Samedi prochain, même heure.

Affirma le jeune homme, les mains dans les poches, suivant des yeux un Leilan en détresse, fronçant légèrement les sourcils en le regardant s'en retourner vers là d'où ils venaient. Ce qu'il avait apprit lui disait qu'il pourrait le rattraper pour faire comme s'il avait quelque chose à faire de son état émotionnel, mais il était évident à présent qu'il ne servait plus à rien de donner le change avec le peintre maintenant... Mais sa curiosité s'en trouva accentuée en se demandant comment allait se passer la séance du samedi suivant et c'est avec cette idée en tête qu'il reprit sa route en direction du Roadhouse où il allait pouvoir boire un verre ou deux avant de rentrer chez lui. La journée avait été très instructive à bien des niveaux, il avait presque hâte de voir la suite.


@Leilan Dysmith

Cette journée avait été trop étrange, même pour Leilan. Il était rentré chez lui d'une traite, sans jeter un coup d'oeil en arrière, et il s'était écroulé au lit en ramenant sa couette sur sa tête, sans même se démaquiller. Il s'était endormi d'un coup, sous l'effet d'un épuisement comme il n'en avait pas éprouvé depuis longtemps. Et il avait dormi sans rêve, jusqu'au petit matin.

En se réveillant, il avait l'impression que c'était la journée de la veille qui était un rêve, stupide et absurde, comme il détestait en faire. Il était parti pour une réunion à la mairie, en costume cravate, ce qui avait surpris tout le monde, et il s'y était montré particulièrement discret et bien élevé ; on aurait presque dit qu'il craignait de faire des vagues.

Quelqu'un était venu lui demander, à la machine à café du hall, si il était malade en ce moment.

La semaine s'était écoulée normalement, presque imperturbablement. Il avait vaqué à ses occupations, fait ses courses, mais évité la place du marché. Aucune envie de recroiser son modèle. Il ne savait toujours pas quoi en penser au juste. Une part de lui le détestait. Mais il savait parfaitement qu'il n'y avait pas que ça. D'ailleurs, ça n'aurait pas été très juste. Terrence n'avait rien fait de mal. Au contraire. Il avait été franc.

Quand il avait enfin desserré les dents.

Il aurait été préférable de dire dès le départ qu'il connaissait Mara, et qu'il la consultait à son sujet, mais alors, rien ne serait arrivé ; Leilan ne l'aurait pas invité chez lui. Et ça aurait été dommage, non ? Au fond, cette après-midi consacrée à l'art avait été très agréable. Mais était-il encore possible de revenir à cette innocence insouciante, maintenant qu'ils savaient tous les deux quelle présence blonde et taquine les accompagnait, l'oeil sur leurs petites affaires ?

Lorsque le peintre jetait un regard aux croquis abandonnés dans un coin, auxquels il n'avait pas touché, il avait l'impression de voir un trésor désormais hors de sa portée, qui le narguait. Et il avait envie de pleurer à nouveau. De disparaître toute la journée de samedi, en une balade quelque part dans l'arrière-pays, loin de la ville, et de ne plus jamais recontacter ce modèle qui lui en avait fait voir de toutes les couleurs, émotivement parlant, sans même le faire exprès. Qu'est-ce que ce serait le jour où il le ferait volontairement... non, décidément il n'était pas prudent d'insister.

Mais dès l'approche du jour fatidique, tel le renard de l'histoire, il commença à se sentir fébrile et à tourner en rond ; et le samedi suivant, il avait placé fait du thé à la groseille, des biscuits à la cannelle pour l'accompagner, le tout sur un napperon brodé au milieu de la table basse, avec les croquis impeccablement rangés et retouchés à l'encre de Chine. Les décors prêts, le chevalet en place. Il s'était bien habillé cette fois, dans une tenue un peu funèbre, bleu nuit, qui reflétait sa mélancolie passée. Et une lavallière d'un rose sombre à sa gorge, qui faisait presque l'effet d'une blessure luisante.

Immobile à l'heure prévue, il fixait la porte en attendant d'aller ouvrir, debout au garde-à-vous, sans savoir ce qu'il dirait. Mais peut-être que son invité ne viendrait pas. Qui sait ce que Mara lui aurait encore dit au cours de la semaine.

Il était évident que Terrence ne partageait nullement les inquiétudes de Leilan concernant Mara, que cela soit parce qu'elle était de son côté autant que parce qu'il savait qu'elle n'interfèrerait pas dans cette affaire. C'était entre le peintre et son modèle, mais cela ce dernier n'avait pas eu l'occasion de le lui dire, l'artiste ayant préféré prendre la poudre d'escampette que de tenter davantage sa chance sur ce terrain hautement miné. La semaine s'écoula ainsi au rythme habituel pour l'apprenti tueur qui alla travailler comme d'habitude, enchaînant les heures, n'ayant pas de mission de prévue le reste du temps. Il passa chaque soir en revue les photos des croquis qu'il avait prises, les observant en réfléchissant à nombre de choses, jusqu'à-ce que vienne enfin le samedi tant attendu. Vêtu d'un jean une fois encore, de loin ce qu'il préférait porter tant cela était confortable, le jeune homme avait enfilé par-dessus un t-shirt blanc une veste de la même matière et de la même teinte, histoire d'être à l'aise pour pouvoir de nouveau se changer. Possédant une bonne mémoire, il n'eut aucun mal à retrouver la porte qui menait à la petite cour intérieure, jetant un regard dans celle-ci pour y déceler une éventuelle menace... rien. Il se dirigea vers la porte extérieure de l'atelier et y frappa brièvement, attendant que l'on vienne lui ouvrir.

- Salut.

Fit simplement l'apprenti tueur en détaillant d'un rapide coup d’œil la tenue de Leilan, notant le changement assez étonnant, clignant des paupières en percevant le contraste des deux couleurs. Bleu nuit et rose presque sanguin. Une ombre de sourire apparu au coin de ses lèvres, trouvant l'ensemble aussi surprenant qu'intéressant. Invité à entrer, il le fit d'un pas plus détendu que la dernière fois, ôtant sa veste en jean tout en avançant dans l'endroit, remarquant la petite table basse où tout avait été soigneusement préparé à l'avance cette fois. Il l'attendait donc et n'avait pas douté qu'il revienne.

- ...

Terrence n'était pas certain de savoir ce qu'on était censé dire dans ce genre de situation, c'était là une première pour lui : d'ordinaire ceux qui découvraient le pot-aux-roses à son sujet devaient disparaître, à moins d'appartenir à un groupe influent quelconque ou bien avoir prouvé qu'ils étaient relativement de confiance, mais là... Leilan était faussaire et peintre, un artiste en somme, mais pas non plus un tueur ni un trafiquant de haut vol avec une grande influence, la preuve en était il craignait Mara... Bon, sans doute parce qu'elle possédait des éléments contre lui, mais c'était le cas pour à peu près n'importe qui dans cette ville. Ainsi le jeune homme resta-t-il planté là, attendant que son hôte l'invite à s'installer.


@Leilan Dysmith

"Tu vas bien ?"

Leilan s'effaça sur le côté, indiqua la banquette où tout était prêt, et regarda entrer son visiteur, avant de refermer la porte. Il regarda la poignée s'actionner, comme si il était en train de tourner la clé dans la serrure d'une cage. Puis il reprit son souffle et rejoignit son modèle, comme si de rien n'était. Reprendre la conversation n'était pas facile, après ces dernières secondes étranges qui avaient conclu leur première séance.

Il se contenta de donner à boire et à manger, trempa ses lèvres dans sa tasse, s'assit et se roula en boule soudainement sur le côté, repliant ses longues jambes pour les entourer de ses bras. Son regard était fixé sur son invité et il laissait une longue mèche de ses cheveux lâchés barrer son visage d'un trait de feu. Il avait envie de sourire, et le coeur gros pourtant, et malgré toutes ces distractions, il voyait danser dans sa tête les différents tableaux qu'il allait faire aujourd'hui. C'était plus fort que lui, l'artiste reprenait le contrôle, dans son atelier.

"Désolé pour l'autre fois. Vraiment désolé. J'aurais dû t'accompagner. Tu as raison, je n'étais pas ridicule, j'étais juste..."

Incohérent, et incapable de se justifier. C'est surtout ça qui posait problème, en public. On serait venu lui poser des questions, et il n'aurait pas pu y répondre sans s'effondrer totalement. Enfin ! Maintenant, ils étaient dans un endroit tranquille, et il avait un peu calmé ses angoisses au cours de la semaine. Le temps y avait remédié, comme il le fait toujours. Il s'était partiellement résigné, partiellement il avait juste suivi le cours de sa révolte et en avait exploré tous les potentiels. Il s'était traité de tous les noms qu'il avait besoin d'entendre. Et maintenant, ils pouvaient parler.

"J'aime vraiment beaucoup te peindre. C'est un truc d'artistes. On a besoin d'inspiration. Je sais que tu comprends ça. Et me dire que Mara y avait un droit de regard, c'était un peu comme si elle risquait de s'immiscer dans quelque chose de très personnel. Comme si ça risquait de tout gâcher."

Enfin ! Il valait mieux se mettre au travail. Pas besoin de le déguiser à nouveau, pour aujourd'hui. Son pinceau ne toucherait que la peau. Les bras et les visages. Ils réfléchiraient à d'éventuels tatouages à rajouter, comme les marins en avaient parfois. Différents pour chaque portrait, adaptés à chaque ambiance. Il avait prévu un catalogue d'exemple dans un coin, ils verraient cela tout à l'heure. Et il attaquerait aussi les fonds, pour calculer les teintes exactes qu'il donnerait à la peau en fonction du contraste que cela produirait. Le programme était bien établi ; il fallait seulement se relever, et s'y attaquer.

Mais il avait envie de regarder encore un peu Terrence et de simplement profiter de sa présence, de cette sorte de soulagement brut et simple qu'il y avait à se dire qu'il était revenu. Rien ne l'y obligeait ; ce n'était certainement pas Leilan qui serait allé le chercher.

"Tu vas bien ?"

Terrence avait hoché la tête en entrant, observant l'endroit avec attention, demeurant d'abord planté au beau milieu de la pièce avant que Leilan ne le fasse asseoir, lui proposant de quoi boire et manger avant le début de la séance. Le jeune homme bu une gorgée de thé et croqua dans un biscuit, appréciant le goût, avant de voir le peintre se rouler soudain en boule sur le côté, dans le canapé, ce qui ne manqua pas de faire apparaître un air passablement étonné sur le visage de son modèle.

"Désolé pour l'autre fois. Vraiment désolé. J'aurais dû t'accompagner. Tu as raison, je n'étais pas ridicule, j'étais juste..."

- ... inquiet ?

Ce fut le mot le plus poli et le moins abrupte que l'apprenti tueur avait trouvé à dire, ayant au premier abord pensé à "terrorisé" ou "complètement flippé", des termes peu flatteurs qui pourraient réveiller l'inquiétude qu'avait eu l'artiste la semaine précédente. Terrence continua de manger le biscuit, le finissant tout en écoutant ce que Leilan avait à dire.

"J'aime vraiment beaucoup te peindre. C'est un truc d'artistes. On a besoin d'inspiration. Je sais que tu comprends ça. Et me dire que Mara y avait un droit de regard, c'était un peu comme si elle risquait de s'immiscer dans quelque chose de très personnel. Comme si ça risquait de tout gâcher."

Il avait l'air d'avoir reprit du poil de la bête, c'était déjà une bonne chose, cela dit le jeune homme ne pu s'empêcher d'afficher un sourire amusé et cynique au coin de ses lèvres.

- Elle s'immiscera dans rien, elle était juste curieuse et j'avais envie de lui montrer.

Affirma l'apprenti tueur, reprenant une gorgée de thé avant de poser la tasse, dardant sur le peintre un regard brillant d'intensité.

- C'est un peu comme ma grande sœur, en quelque sorte, c'est grâce à elle si j'arrive à échanger plus de trois mots avec les gens.

Une explication d'une grande sincérité et d'une vérité passablement poignante : si elle n'avait pas été là, même si Alexander avait été un mentor et un protecteur exceptionnel, il se serait malgré tout replié sur lui-même et n'aurait pas été capable d'évoquer autre chose que le travail, les contrats, les armes et les techniques d'interrogation comme de mise à mort... Pas le genre de sujet qu'on aborde avec les gens lambdas.

- Ta demande m'avait intrigué, je voulais juste son avis, mais y'a que moi qui décide de ce que je veux faire avec toi.

Propos qui sortis de leur contexte pouvaient prêter à confusion, cela dit Terrence croisa les bras, assis sur la chaise, sa veste accrochée au dossier. Il avait l'air prêt à défier quiconque oserait prétendre qu'il n'était pas libre de faire comme bon lui semblait pourvu qu'il respecte certaines règles, et Leilan était suffisamment intéressant pour qu'il soit revenu malgré ce qui était arrivé la semaine précédente, enfin il faut dire aussi que ce n'était rien de grave pour le jeune homme, il avait vu pire comme réaction.


@Leilan Dysmith

En écoutant s'exprimer Terrence, le peintre se sentit peu à peu rassuré sur les inquiétudes qui l'avaient tourmenté toute la semaine ; si il disait la vérité, alors il s'était affolé sans raison. Mais une autre émotion s'emparait de lui, une empathie inquiète qui le surprenait lui-même. Il avait l'impression que son invité lui confiait, sans détails mais très clairement, une sorte de handicap.

"Je te fais encore une fois mes excuses," dit Leilan en se levant. "Ma réaction était complètement disproportionnée. Bah, tu t'habitueras. Je suis un être d'excès."

Il s'éloignait pour arranger ses affaires de peinture, mais aussi pour dissimuler l'expression qui s'était peinte sur son visage. Il réalisait que l'étrange aura qui entourait le jeune homme n'était pas seulement du mystère, et qu'il était peut-être un peu cruel de trouver cela... eh bien, sexy. Terrence avait un problème. Il ne savait pas quoi, mais ça devait être difficile à vivre. Enfin, peut-être pas tant que ça, au final. Parfois Leilan aurait aimé avoir certains sens engourdis, un mur entre lui et le monde, pour ne pas être atteint sans arrêt avec autant d'acuité ; ça pouvait devenir fatigant. Mais il avait tout de même de la peine pour son modèle.

"Ce soir, on va où tu veux et cette fois je me conduis bien. A moins que tu sois occupé ailleurs ?"

C'était étrange d'imaginer ce jeune homme fermé et somme toute assez sombre attablé en face de Mara ; mais après tout, il était bien en face de lui en ce moment, alors tout était possible. Leilan commença à faire ses mélanges en le regardant, composant plusieurs teintes qui seraient utiles pour représenter sa peau. C'était une manière de le toucher à distance. Une forme d'intimité assez poétique pour ne déranger personne. Il se rapprocha et montra les teintes à son modèle, en lui expliquant quels effets elles avaient sur le spectateur, et pourquoi il avait destiné chacune à l'un de ses tableau.

Telle teinte chargée d'un soupçon de bleu évoquerait le soir qui tombe, la mort, le froid, le calme, et tous ces univers à la fois apaisants et quelque peu inquiétant. Un peu de rose sur les joues donnerait l'impression du sang qui circule, et ferait imaginer au spectateur toutes les raisons physiologiques et psychologiques qui pouvaient avoir causé cette réaction... etc. Un peu de bronzage pour les images exotiques, un peu de pâleur pour les plus mélancoliques. Et les plus inattendues, l'orange, le vert, le violet, pour des effets plus décalés, le reflet d'un néon, une luminosité qui touchait davantage à la science fiction, ou le rappel d'un élément de décor pour créer un écho.

Il essayait inconsciemment de rattraper la conversation qu'ils n'avaient pas eue la semaine précédente, et d'effacer ce qu'il considérait comme son erreur, pour que cela ne reste pas entre eux. Par moments tandis qu'il peignait, et s'interrompait pour montrer et expliquer son travail, sa culpabilité affleurait à la surface, dans une légère grimace pensive, dans l'effort qu'il mettait à justifier tout ce qu'il faisait. Surtout, il essayait de recevoir l'approbation de Terrence quant aux choix qu'il lui présentait, ou son opinion pour les altérer, qu'il suivait alors docilement sans hésiter. Pour qui le connaissait un peu, il aurait été clair que le peintre cherchait à se faire pardonner.

Un être d'excès, voilà bien une chose dont Terrence ne doutait pas vis-à-vis de Leilan, cela dit il se savait mal placé pour dire quoi que ce soit étant donné que lui-même avait déjà été qualifié d'excessif... même si à son sens, ce n'était pas le cas, ou peut-être un peu, parfois... oui, bon, d'accord, peut-être un peu plus qu'il ne voulait bien l'admettre. Il l'observa tandis qu'il préparait le matériel, l'écoutant dire qu'ils iraient où il voulait ce soir. Tiens, il semblerait qu'il ait véritablement changé d'avis comparé à la semaine précédente.

"Ce soir, on va où tu veux et cette fois je me conduis bien. A moins que tu sois occupé ailleurs ?"

- J'ai aucun engagement ailleurs pour ce soir.

Affirma l'apprenti tueur en songeant qu'en ce moment, avec tout ce qui arrivait avec Alexander vis-à-vis de l'autre pute de gardienne, leurs activités s'en trouvaient grandement réduites et ralenties, ce qui n'était ni pour lui plaire, ni pour le rassurer. Il espérait que cela ne durerait pas, car il n'était pas certain que le boulot de manutentionnaire suffise à le canaliser indéfiniment... en fait il en doutait même carrément.

Le jeune homme s'installa plus confortablement et laissa le peintre faire son travail, le regardant travailler tout en écoutant avec la plus grande des attentions ce qu'il lui expliquait vis-à-vis des teintes de couleur, enregistrant les informations avec le même sérieux que la fois précédente avec la lumière, hochant légèrement la tête pour montrer qu'il écoutait, qu'il comprenait, plissant parfois les yeux quand l'artiste lui demandait son avis. Cela se faisait-il d'ordinaire ? Les grimaces qui passaient fugacement sur les traits de Leilan confirmèrent à Terrence que non et, passé plusieurs heures où il n'y eut guère d'échange, il finit par relancer la conversation de lui-même.

- Tous les peintres sont clairvoyants ou c'est juste toi ?

Demanda-t-il de but en blanc en dardant sur lui un regard sombre et songeur à la fois.


@Leilan Dysmith

"Clairvoyants. Comme des médiums ?"

Amusé par l'emploi de ce terme inattendu, Leilan se rapprocha et installa son chevalet près du canapé. Il voulait peindre une main, et pour cela, inutile que Terrence reprenne toute la pose ; il suffisait de tourner la dite main selon le bon angle. Alors qu'il s'y appliquait, malgré lui l'artiste s'autorisa une légère caresse au long de la peau pâle, rehaussée par une pilosité sombre. Il savait reconnaître le grain doux et satiné de mains que l'on lavait soigneusement. Pas une seconde il ne se demandait pourquoi. D'ailleurs, pourquoi pas ? C'était une bonne chose à faire. Une marque de bonne éducation.

"C'est préférable d'y voir clair, mais je sais que certains mal-voyants se débrouillent très bien... je ne suis pas médium en tout cas. J'aime regarder, c'est tout. J'aime deux choses dans la vie, regarder et jouer. Je collectionne très peu, malgré ce qu'on pourrait croire en voyant ce logement."

Son bras libre décrivit un arc de cercle ; le pinceau sema quelques gouttes colorées au long du sol, qui n'en était plus à ça près.

"Tout ce qui traîne sur ces étagères, ce sont des oeuvres en cours. Ça disparaîtra."

C'était un peu triste, mais c'était la vie, et ça lui pesait moins que s'il avait dû arborer des cheveux gris. D'ailleurs, il préférait se dire que ses oeuvres seraient exposées et appréciées chez des gens qui en voulaient vraiment, plutôt que de les abandonner aux mains de la police, comme celles qu'il avait laissées derrière lui en fuyant précipitamment l'Afrique du Sud.

"C'est amusant, d'essayer de se résumer en quelques mots."

Il n'allait pas réclamer à son invité le même exercice de description, mais il aurait été curieux du résultat. Son regard erra un instant sur la main qu'il examinait, puis il se mit à la peindre, l'ayant placée dans la bonne position. En parlant de médiums, certains croyaient que le destin se trouvait gravé dans la paume de la main. Leilan aurait plutôt dit au bout des doigts. En tout cas, sûrement pas dans le cerveau ou dans les gènes. Il hésita un peu puis reprit d'un ton neutre, le regard fixé sur la toile où la main apparaissait :

"On peut rester chez moi, alors ? Je commanderai à dîner au restaurant du coin de la rue. Ils livrent à domicile. J'avoue, je n'avais rien prévu et quand je suis seul, je mange à peine. C'est mon côté oiseau."

Il essayait de ne pas avoir l'air trop enthousiaste ; mais il commençait à se rendre compte que Terrence ne fuyait pas si facilement. Il pouvait sûrement se lâcher avec lui. Sous ses dehors sages et silencieux, c'était un extravagant lui aussi. Et c'était sûrement la meilleure manière de l'encourager à sortir de sa coquille : en délaissant la sienne. Advienne que pourra.