Même les artistes se mêlent à la plèbe (Leilan)

Parmi tous les amis dangereux que se faisait le peintre ces derniers temps, dangereux pour lui en particulier et qui ne se privaient pas pour le lui montrer, celle-ci était la pire. Pourquoi ? Parce qu'elle était Ecossaise. Elle pouvait voir rapidement à travers son identité de couverture. Enfin, elle n'aurait pas été choquée de constater qu'il s'était construit un personnage à cet égard, mais si jamais elle l'ébruitait, tout le reste pouvait être remis en question. Il aurait donc été sage de l'éviter. Mais Leilan n'avait jamais été quelqu'un de sage. Elle le faisait rire.

Leilan ne se maquillait pas pour venir la voir au pub, ça ne servait à rien ; cette femme allait poser les mains sur sa figure, tôt ou tard. Barbe de trois jours, cheveux à l'avenant, tenue de Courbet en randonnée, il s'avança vers la silhouette familière et s'alanguit contre son épaule en émettant un son qui évoquait un ronronnement. Ses yeux se fermèrent, tandis qu'un de ses mains fouillait machinalement dans une poche, en quête de petits objets à rouler entre ses doigts.

"Quand tu auras fini de jurer comme une piratesse en chaleur..."

C'était affectueux. Ils s'étaient rencontrés sur un événement artistique, et depuis, il ne se lassait pas de l'asticoter. Tel David Lynch dans son restaurant préféré, il entreprit immédiatement de crayonner quelque chose sur la serviette de table. Les ivrognes désignés ne retenaient que peu son attention ; ils étaient trop statique. Enfin, ça valait sans doute mieux. Ils étaient des outres pleines. Secouez un ivrogne et vous renversez son contenu.

"Hé, comme si tu étais bronzée, toi. Je travaille trop, que veux-tu."

Un grand sourire lui monta aux lèvres, alors que la boisson annoncée arrivait ; et il s'en empara pour trinquer avec un plaisir décomplexé de frimeur de croisière. Il hésitait entre deux attitudes : pleurnicher qu'il était amoureux, ou ne rien dire et garder ça pour lui. Il n'était pas assez sûr du sens à donner au mot pour le prononcer à voix haute. D'un autre côté, ne rien en dire semblait difficile, il finirait par commettre des lapsus.

"J'ai un nouveau modèle que je pourrais peindre jour et nuit. Alors tes compositions à la Toulouse-Lautrec, merci bien, t'as qu'à les immortaliser toi-même. Juste, ne te fais pas prendre !"

C'était une boutade et aussi un défi, selon comment elle voudrait bien le prendre.

Oh non, elle ne voulait pas dessiner les pauvres gens entassés au comptoir. Déception ! Leilan s'empara du téléphone de la brunette et le dirigea vers la joyeuse compagnie, pour capter des clichés volés. En zoomant sur l'un d'eux, il fit valoir l'instant de vie qu'il avait capté : le nez en patate, le menton en galoche, l'expression hagarde, le geste arrêté en plein vol pour désigner avec indignation quelque chose sur l'écran de télé. C'était parfait. Comme un accident de locomotive peut donner l'image d'une perfection, d'un feu d'artifice. Leilan avait toutes les peines du monde à rester concentré sur la conversation et à ne pas se jeter dans un duel de croquis ; mais il en avait dit trop ou pas assez.

Il ne fallait pas qu'il dise trop, cependant. Monsieur n'aurait pas apprécié.

"C'est un joli garçon que j'ai abordé au marché, je le peins dans des décors marins, il est d'un romantisme à se damner... physiquement, je veux dire. Oh, et aussi quand il parle, en fait. Je ne sais pas s'il te plairait, mais il est parfait pour moi. Il y a quelque chose de poétique dans sa façon de penser."

L'index de Leilan se pointa comme un revolver contre la tempe de son amie, remonta au long de ses cheveux et rangea un mèche derrière son oreille, dans un petit geste d'affection :

"Un peu comme toi, mon capitaine."

Portant le verre à ses lèvres, il profita de la boisson en fermant les yeux de plaisir. Sa vie était belle, presque stable : une ville agréable, un coeur battant, des amis au sourire lumineux, de quoi faire la fête... de quoi se procurer le matériel d'art dont il avait besoin pour s'adonner à ses petits passe temps... Il n'avait vraiment pas à se plaindre, et avait-il mérité tout ça ? Pas vraiment, ce qui donnait à sa jubilation un petit côté malicieux.

"Vas-y, moque-toi de moi. C'est tout ce que je mérite. A mon âge, m'enticher d'un gamin du port ! Je devrais avoir honte."

Avec une fausse mine de désespoir, il laissa retomber son bras au long de la table et y vautra sa tête, ses cheveux ruisselants de toute part comme une mare de sang.